Introduction
La révolution numérique a profondément transformé nos sociétés en moins de trois décennies. Rappelez-vous du début des années 1990 : la connexion internet réservée à de rares milieux professionnels et universitaires, pas de courrier électronique, la bibliographie encore faite sur la version papier des Current contents… En une génération, le bouleversement est majeur, dans nos vies personnelles (applications relationnelles de type FaceTtime ou messagerie WhatsApp…) et professionnelles (visio-conférences telles que Teams, Zoom, télétravail…).
La santé n’échappe évidemment pas à cette révolution : la révolution numérique est également une révolution médicale. Si les débuts ont été très progressifs, limités au dossier médical non communicant du cabinet médical, et au recueil des données de remboursement des médicaments et prestations médicales par la Caisse nationale d’Assurance maladie, l’accélération est désormais fulgurante et bouleverse nos organisations de travail :
• télémédecine ;
• structuration coordonnée des parcours de soins connectant de nombreux intervenants ;
• intégration de dispositifs médicaux numériques, permettant par exemple le suivi à domicile de l’insuffisance cardiaque ou des troubles du rythme ;
• utilisation d’algorithmes d’intelligence artificielle pour la prédiction d’un risque, la lecture d’images ;
• ouverture des bases de données de l’Assurance maladie pour des travaux universitaires mais également pour des opérateurs privés ;
• création d’entrepôts de données de santé, du Health Data Hub…
L’intégration de ces techniques dans la pratique médicale induit une nouvelle manière de penser, de concevoir et d’exercer la médecine, qui transformera profondément et irrémédiablement la relation médecin-patient.
La relation médecin-malade « canal historique »
Nous continuons (pour l’heure…) à faire prêter le serment d’Hippocrate à nos internes, lors de la soutenance des thèses d’exercice. Ce texte résume la vision hippocratique de la relation médecin-malade, restée immuable pendant plus de deux millénaires. Cette relation a pour base le triangle hippocratique : la maladie, le malade et le médecin. L’art se compose de ces trois termes (Fig. 1) ; le médecin est le desservant de l’art ; il faut que le malade aide le médecin à combattre la maladie (1).
La relation médecin-malade repose sur le colloque singulier, fondé sur :
- l’écoute,
- l’empathie,
- le respect,
- l’examen physique,
- la clarté et la sincérité du langage,
- le secret médical
- et la confiance (2).
C’est « la rencontre d’une confiance et d’une conscience » (3), phrase que l’on attribue à Hippocrate lui-même, comme d’autres aphorismes : « guérir quelque fois, soulager souvent, consoler toujours » (4), ou encore « être utile, ou au moins ne pas nuire ». Ces aphorismes traduisent également les limites de la thérapeutique… Il n’est pas inutile de rappeler que la disponibilité de traitements susceptibles de guérir (tels les antibiotiques) est une relative nouveauté en médecine : grossièrement depuis les années 1950…
Cette vision historique de la relation médecin-malade se retrouve dans le modèle traditionnel du médecin de famille, accessible, dévoué à plusieurs générations, paternaliste, plus soucieux de ménager son patient que de lui délivrer une information exacte… Ce modèle a vécu !
Ce modèle ne fait plus envie à nos jeunes collègues, qui veulent pratiquer un métier et non un sacerdoce. Il n’est plus souhaité par les patients eux-mêmes (ou tout du moins une partie d’entre eux). À l’heure de la déconstruction, la relation médecin-malade « historique » est considérée comme une relation fondamentalement déséquilibrée, inégalitaire, fondée sur le paternalisme, la domination et le pouvoir de l’expert (Fig. 2).
Quant au patient, par son sens étymologique (patiens) étant celui qui subit, il est maintenu dans une position d’infériorité, ignorant de sa pathologie, inquiet de son sort, et tenu d’accepter une ordonnance… qui vient du verbe ordonner ! On remet également en cause la subjectivité d’une relation de coopération entre deux partenaires, dans laquelle la gestion des émotions et la pratique de l’empathie occupent une place centrale (5, 6).
Les évolutions de la médecine
Normalisation et industrialisation de la médecine
La médecine scientifique apparait au 18e siècle, avec la naissance de la méthode anatomoclinique, qui connaîtra son apogée au siècle suivant grâce notamment au développement des dissections. La maladie est alors décrite comme une entité propre, abstraction faite du malade dont les caractéristiques personnelles sont plutôt perçues comme une source d’interférence, brouillant l’expression naturelle de la maladie… Déjà un premier pas vers la dépersonnalisation du soin : le médecin s’intéresse désormais plus à la maladie qu’au malade…
Puis apparaît la médecine expérimentale avec Claude Bernard, qui introduit la nécessité d’une analyse en aveugle des résultats des expériences et des essais cliniques. Méthode anatomo-clinique et médecine expérimentale sont le socle du modèle biomédical, qui sera consacré définitivement au 20e siècle, avec le développement des techniques de diagnostic biologique, de l’imagerie médicale, de l’épidémiologie, et surtout de l’industrie pharmaceutique.
Nous l’avons évoqué plus haut : prendre soin du malade (le « care » des Anglo-saxons) était le socle de la médecine jusqu’au milieu du 20e siècle ; les progrès de la connaissance médicale et l’apparition de thérapeutiques efficaces placent l’objectif de guérison comme une « exigence ». On ne demande plus au médecin d’être le bon samaritain de la famille, mais d’être le professionnel compétent qui va être capable d’établir le bon diagnostic et de prescrire le traitement le plus adapté (5, 7).
De la même façon que l’on conteste au médecin de famille son paternalisme et son autoritarisme, on contestera à l’hôpital et à l’université l’autorité des « grands patrons », des « mandarins », leur savoir issu d’une longue expérience et de l’observation. Dans les années 1980 apparaît l’Evidence Based Medicine (EBM, ou médecine fondée sur les « preuves »). L’avis d’expert est la référence la moins fiable, les essais randomisés « contrôlés » (comparant le traitement à un placebo ou un comparateur de référence) fournissent les données les plus fiables ; la « preuve » de l’effet est apportée par le groupe témoin et la réalisation de l’essai en double aveugle ; et le graal est atteint par les méta-analyses des essais cliniques (Fig. 3).
L’EBM consacre une vision normative de la médecine. Les patients inclus sont des patients « sans défauts », sans comorbidité, pas trop âgés, pas trop de femmes (surtout en âge de procréer), des malades acceptant le risque de recevoir un traitement inefficace (le placebo). Des patients moyens, bien homogènes, qui ne correspondront pas à l’hétérogénéité interindividuelle de la population traitée en pratique. À titre d’illustration, une récente méta-analyse évaluant les effets d’un traitement du myélome montre que les patients inclus dans les études ont en moyenne 57 à 58 ans (8), alors que l’âge médian des patients au diagnostic de myélome est plus élevé de 10 ans (9).
Les médecins participant à un essai clinique voient leur rôle limité à la sélection des patients (l’évaluation de la réponse étant le plus souvent réalisée par un tiers), et la déclaration des événements indésirables : ce ne sont plus que des techniciens de la médecine. C’est à partir de ces données, produites par l’industrie, que l’on élabore des recommandations qui s’appliquent à l’ensemble des patients… La décision médicale ne repose plus sur l’expérience ou le jugement du praticien et sur l’adhésion ou la volonté du patient, mais sur la probabilité de réponse et sur des recommandations synthétisant les résultats d’essais cliniques industriels.
Sous couvert d’un raisonnement scientifique, l’EBM est avant tout la médecine des agences et de l’industrie pharmaceutique. Le rôle du médecin se limite à connaître la littérature médicale (quelles que soient ses insuffisances), ou les synthèses faites par des groupes d’experts, et d’appliquer la recette de cuisine issue des recommandations. Cette volonté d’uniformisation des pratiques et d’industrialisation des soins est clairement affichée par les économistes de la santé et par la HAS (10-12).
La médecine devient technique, statistique, probabiliste… et l’on assiste à un recul général de la clinique et de la personnalisation des soins (13-15). Deux conceptions s’opposent dans la définition du rôle du médecin : les tenants de l’EBM et de la « conscience objective », pour lesquels le médecin doit être un expert efficace, imperturbable, qui décide d’un traitement en fonction d’une analyse objective de la situation au regard des données de la littérature, et les partisans de la médecine humaniste, pour lesquels le médecin doit être empathique et doit intégrer la situation personnelle et sociale du patient, son histoire, la manière dont il vit sa maladie. Le plus sage est probablement de ne pas opposer les deux visions : des études cliniques et des méta-analyses démontrent l’impact de l’effet médecin (les bienfaits d’une communication médicale « à l’ancienne ») sur le résultat thérapeutique, y compris dans le cancer (16, 17)…
L’ordinateur : tierce personne du dialogue singulier
L’informatique s’est imposée dans tous les cabinets de médecins libéraux et dans toutes les structures hospitalières publiques et privées, permettant de répondre à l’exigence de traçabilité des décisions et des actions médicales, et de communiquer directement avec les caisses. Mais l’utilisation de l’ordinateur a clairement un effet négatif sur la consultation et la relation médecin-malade. Des études menées dans différents pays montrent que l’écran détourne du patient et déshumanise le soin ; le dossier-patient électronique consomme 40 à 70 % du temps de la consultation (18, 19). Ce temps consacré par le médecin à regarder l’ordinateur est responsable de ruptures dans le dialogue, de détournement du regard, gêne au contact visuel des interlocuteurs par interposition du matériel.
Parcours de soin, plateformes de coordination, réunions de concertation pluridisciplinaire
La croissance exponentielle des connaissances médicales a conduit à la segmentation de la médecine en spécialités, puis en surspécialités. Cette segmentation impose la collaboration de plusieurs médecins, voire d’une équipe de soins dans les cas difficiles.
La complexité de la prise en charge, dans les maladies chroniques ou dans le cancer, a ainsi abouti à la création de plateformes de coordination permettant d’inscrire le patient dans un parcours de soin « idéal », au regard des recommandations. Dans les cas les plus complexes, des réunions de concertation pluridisciplinaire permettent à des médecins experts de se pencher sur le dossier d’un patient, la plupart des experts (sinon tous) n’ayant jamais vu le patient en question. La multiplicité des intervenants dilue la responsabilité médicale. La multiplication des échanges autour d’un dossier médical peut offrir la meilleure réponse technique à un problème, mais le patient est dépossédé de la décision. Tout au plus lui communiquera-t-on les éléments qui ont conduit à la décision.
L’exemple du parcours de soin en oncologie est particulièrement démonstratif (20) (Fig. 4) : un examen systématique de surveillance aboutit à la découverte d’une lésion tumorale. Une biopsie est réalisée et confirme la nature maligne de la tumeur.
Une cellule d’annonce est chargée d’expliquer la situation au patient. Un groupe d’experts (oncologue, chirurgien, anatomopathologiste…) se réunit (en l’absence du patient) pour décider du plan personnalisé de soins. Le geste chirurgical est réalisé en ambulatoire, de même que les séances de radiothérapie. La chimiothérapie et, le cas échéant, la thérapeutique ciblée seront réalisées au domicile, le médecin traitant et/ou le patient pouvant interagir avec les experts par télé-expertise en cas d’intolérance ou de complication… Cette stratégie est probablement techniquement parfaite, mais totalement déshumanisée… On s’étonne ensuite du pourcentage très élevé de patients cancéreux faisant appel à des thérapeutiques « alternatives », tout en se soumettant à la stratégie oncologique. Heureusement, les soins de suite (quand ils sont accessibles) permettent de maintenir une relation humaine (21).
La télémédecine
La télémédecine regroupe les actes médicaux réalisés à distance au moyen d’un dispositif utilisant les technologies de l’information et de la communication.
• La téléconsultation, consultation à distance via un logiciel de téléconsultation permettant au médecin et au patient d’échanger à distance de façon synchrone, comme dans une consultation présentielle.
• La télé-expertise, qui est un échange entre deux professionnels de santé, permettant à un médecin de solliciter à distance un ou plusieurs confrères pour obtenir un avis sur la prise en charge d’un patient.
• La téléassistance, qui permet à un professionnel de santé d’assister un autre professionnel à distance pendant la réalisation d’un acte médical.
• La télésurveillance, qui permet à un médecin ou à une structure de coordination de suivre à distance des données médicales recueillies et transmises depuis le lieu de vie du patient grâce à un dispositif médical (ex : télésurveillance de l’insuffisance cardiaque…).
• La régulation médicale, qui consiste à établir une première évaluation d’une situation d’urgence par téléphone, pour déclencher une action appropriée.
Dans un contexte de vieillissement de la population et d’augmentation des pathologies chroniques, de diminution de l’offre de soins (effet à retardement du numerus clausus, diminution du nombre de lits d’hôpitaux, fermeture des hôpitaux de proximité…), l’accessibilité aux soins est devenue un enjeu majeur de santé publique. D’importantes inégalités territoriales sont constatées, avec l’apparition de véritables déserts médicaux.
La télémédecine est fréquemment présentée comme une possible solution contre les déserts médicaux. Mais comment imaginer que des médecins déjà surchargés par la gestion de leur patientèle habituelle puissent consacrer un temps supplémentaire pour effectuer des actes de télémédecine pour des patients qu’ils ne verront jamais ?
Ensuite, la vision idyllique de la télémédecine fait abstraction totale de la fracture numérique. Toute une population échappe à la couverture numérique : bon nombre de personnes âgées (22), la population vivant sous le seuil de pauvreté en France, en nette croissance depuis quelques années (près de 10 millions de personnes selon l’Insee (23), auxquelles il faut ajouter 1,6 million de pauvres absents des statistiques (24) : sans domicile fixe, habitat mobile, hébergés en collectivité, territoires d’outre-mer…).
Enfin, la télémédecine participera inévitablement au recul de l’examen clinique du patient, qui pourtant demeure indispensable au diagnostic de nombreuses maladies, en dépit des progrès techniques. La négligence de l’examen clinique est une source majeure d’erreurs ou de retard de diagnostic. Enfin, l’examen physique est également un rituel, symbolique de la démarche de diagnostic et de soin, auquel (nous le verrons au paragraphe suivant) les patients accordent une valeur importante. Ce rituel renforce le lien entre patient et médecin et participe indiscutablement de cet « effet médecin » que nous avons déjà évoqué.
L’évolution des patients
S’il est évident que le comportement des malades vis-à-vis de la médecine a changé ces dernières décennies, il est tout aussi certain que ce comportement n’est pas univoque.
Une tendance lourde se dégage néanmoins : la volonté de participer aux décisions et de s’impliquer dans sa prise en charge (25, 26). C’est le processus d’enpowerment (ou enpourvoiement) du patient (27).
L’appétence pour l’information médicale et la multiplicité des sources d’informations n’a jamais été aussi importante. On peut aisément en juger par le nombre de journaux ou de livres consacrés à la médecine ou à la santé, la prolifération des sites internet (Fig. 5). Les sources d’informations sont aussi multiples qu’inégales… Le médecin n’est plus l’unique détenteur du savoir, même s’il reste une référence.
Le patient devient un « usager », voire un consommateur (nomade), de soins. Un besoin de consultation peut être satisfait au plus vite par l’accès à des rendez-vous via des plateformes telles que Doctolib. De nombreux sites proposent un classement des médecins par un nombre d’étoiles attribuées par les patients eux-mêmes. Cette consommation médicale éloigne plus que jamais le patient de la relation médecin-malade traditionnelle. Le patient veut être autonome, et le médecin n’est plus perçu comme un partenaire privilégié, mais comme un technicien prestataire de soins.
Ce nomadisme médical impose que le patient devienne également gestionnaire de son dossier médical. Or, si les données de santé numériques existent à l’hôpital et dans les logiciels métiers des médecins, le patient n’a pas la main. C’est ce vide que proposait de combler le DMP (dossier médical personnel), qui fut un fiasco retentissant. L’Assurance maladie propose désormais Mon espace santé, grâce auquel le patient récupère le droit de gérer ses données de santé, en définissant les conditions d’accès de tel professionnel à tel document… Mais combien de patients utilisent en pratique ce service ? L’Agence du numérique en santé indique que 6 400 000 assurés disposent d’un profil sur Mon espace santé, et que 540 000 personnes ont téléchargé l’application mobile. Mais combien de médecins ont vu ces dossiers ?
Cette vision consumériste satisfait-elle le patient ? rien n’est moins sûr… Une superbe thèse de médecine, soutenue à Montpellier par le Dr Damien Daussy, a été consacrée au point de vue du malade sur l’insatisfaction dans la relation médecin-malade. Une figure fait merveilleusement apparaître la hiérarchie des critères de satisfaction et d’insatisfaction (Fig. 6), où l’on voit clairement l’importance accordée par les malades à la bienveillance, l’empathie, la durée de la consultation, les explications fournies, la disponibilité du médecin, l’examen clinique, la stratégie du diagnostic (28)… Ainsi la clinique et l’image traditionnelle de la relation médecin-malade ne sont peut-être pas tombées en désuétude !
L’évolution des médecins
Force est de constater que les jeunes médecins ne souhaitent pas exercer comme leurs ainés. Le souhait de conserver du temps pour la vie personnelle, l’appétence pour le temps partiel (conserver par exemple une journée ou une demie journée de temps libre dans la semaine sont les arguments les plus régulièrement avancés dans les sondages effectués auprès des jeunes médecins). La féminisation de la profession amplifie probablement ce phénomène, mais le souhait d’accéder à un équilibre personnel et à une qualité de vie satisfaisante est largement partagé par la gente masculine. Le médecin de campagne disponible à toute heure, y compris le week-end, et l’hospitalier qui dépasse les 12 heures quotidiennes de temps de présence, auxquelles il faut ajouter les gardes, les astreintes, les formations ne font plus rêver… Une récente enquête réalisée par Appel Médical Search résume les aspirations de nos jeunes médecins (29). L’intérêt pour la médecine n’est pas moindre, le métier est toujours jugé passionnant, mais l’équilibre des temps de vie est devenu un élément déterminant des choix professionnels. Cette volonté d’équilibre se retrouve dans l’aspiration à une activité partagée entre cabinet libéral et un temps partiel salarié à l’hôpital. Pour ce qui est du cabinet libéral, il n’est pas question d’une installation isolée, mais de l’association dans le cadre d’un cabinet de groupe, qui amène aisément à partager bureau, dossier patient… et patientèle. Quant au lieu d’installation : 88 % aspirent à vivre dans une grande ville, 12 % dans une ville moyenne… où sont nos campagnes ? Les résultats d’une enquête réalisée par la section Rhumatologues en formation de la Société française de rhumatologie sont très voisins (30). On devine que la disponibilité du médecin va changer, contribuant au déficit médical. En revanche, nos jeunes collègues ont plus d’appétence que leurs ainés pour les outils numériques, tant pour les échanges avec les patients, leur formation continue et la coordination des soins. L’ensemble de ces évolutions influencera l’avenir de la relation médecin-malade.
Enfin, quel que soit l’âge du médecin, il reste que l’appropriation des outils informatiques est délicate, nécessite du temps, et que les formations et assistances disponibles demeurent notoirement insuffisantes.
La promesse de l’intelligence artificielle et des dispositifs médicaux numériques
L’intelligence artificielle est l’ensemble des théories et des techniques développant des programmes informatiques complexes conférant à des machines la capacité de simuler certains traits de l’intelligence humaine (raisonnement, apprentissage, planification…). On différencie deux types d’intelligence artificielle (IA) :
• L’IA supervisée, reposant sur des algorithmes, des outils de machine learning. On part d’un jeu de données « étiquetées » et on fixe l’objectif à la machine (par exemple reconnaître un spam dans une boîte de courrier électronique). Les premières réponses sont corrigées à la main et l’on fait évoluer l’algorithme jusqu’au résultat souhaité (ex : 95 % des spams identifiés). Le « raisonnement » reste humain, et cette méthode conserve, voire amplifie, le préjugé (ou biais) humain.
• L’IA non supervisée, ou deep learning, apparue avec le développement des réseaux de neurones qui simulent le fonctionnement du cerveau humain. On fixe un objectif et on laisse la machine s’entraîner et affiner ses propres résultats. Cette technique s’est avérée spectaculaire dans la reconnaissance d’image. Elle a néanmoins un défaut : elle agit comme une boîte noire, l’humain ne peut expliquer le cheminement du raisonnement qui conduit au résultat.
À titre d’exemple, un dispositif de deep learning développé pour le diagnostic de cancer du sein a été évalué face à l’humain anatomopathologiste, et en association à l’humain (31). Les résultats montrent que la performance diagnostique de l’IA est de 92,5 %, celle de l’humain de 96,6 %, tandis que celle de l’humain associé à l’IA atteint 99,5 %.
Le déploiement de l’IA en santé et les problèmes éthiques que posent l’application médicale de solutions numériques dont on ne contrôle ni ne comprend le raisonnement (la fameuse boîte noire) a amené le législateur à développer le concept de Garantie humaine (32). L’idée est d’imposer une supervision humaine de la solution d’IA, d’obliger à insérer dans l’algorithme d’IA des points d’intervention humaine pour éviter le phénomène de boîte noire. Mais la notion de points de contrôle a quelque chose d’antinomique avec les principes de l’IA et du big data : l’IA ne montre que des corrélations, sans la moindre tentative d’explication, de recherche de causalités ; c’est la quantité et la diversité des données qui constituent la richesse de l’analyse, et non la structuration, le choix d’un échantillon. On risque de retomber dans la reproduction des biais humains en imposant des points de contrôle et une intervention humaine… De plus, qui pilotera des points d’intervention humaine ? Les cliniciens devront-ils être formés à ces usages ? Quoi qu’il en soit, ce principe de Garantie humaine a été adopté dans la nouvelle règlementation européenne pour l’IA en santé.
Les dispositifs numériques en santé subiront la même législation que des dispositifs médicaux « instrumentaux ». Ils devront bénéficier d’un marquage CE, d’une évaluation « clinique » de leur valeur médicale par l’ANSM et la HAS, et seront très vraisemblablement soumis à un suivi post-marketing.
L’IA et la personnalisation des soins
L’IA permet de prendre en considération des données multiples et peut donc intégrer dans un modèle pronostique des données cliniques, biologiques, génétiques mais aussi environnementales, comportementales… si cette multiplication des données individuelles prises en compte permettra effectivement d’envisager une approche très personnalisée de la prise en charge d’un patient, elle aura également un caractère très intrusif qui soulève d’importantes questions éthiques, et pose clairement la question de l’acceptabilité par les patients eux-mêmes.
Les enjeux juridiques et éthiques de la santé numérique
Le secret médical aura-t-il encore un sens ?
On aboutit à une multiplicité des intervenants, des outils numériques véhiculant ces données, des plateformes numériques permettant de stocker ou d’accéder aux données des patients : dossier médical du médecin, Mon espace santé, SNDS, systèmes informatiques hospitaliers, entrepôt de données de santé, bientôt Health Data Hub… Comment rester maître des accès aux données et donc du secret médical avec un tel brassage des données ? Et si on y ajoute les échanges téléphoniques, les sms, les mails, les prises de rendez-vous sur Doctolib…
Les enjeux de la sécurité informatique
Nous ne prendrons que l’exemple des systèmes informatiques des établissements hospitaliers, qui contiennent les données médicales personnelles, les données administratives, les coordonnées bancaires… La paralysie du système d’information, qu’elle soit la conséquence d’une panne ou une cyberattaque, aboutit à la paralysie quasi complète de l’hôpital : accès aux données médicales, gestion de la pharmacie, accès à l’imagerie, navigation guidée par l’imagerie au bloc opératoire…
Les cyberattaques se multiplient contre les hôpitaux depuis 2020. En 2022, la presse a relayé les cyberattaques de la clinique Léonard de Vinci à Chambray-les-Tours, de la Cité sanitaire de St Nazaire, de l’Hôpital de Castelluccio à Ajaccio, celui de St Dizier, de Vitry-le François, de Mâcon, de Corbeil-Essonnes, de Cahors, de Versailles, de la maternité des Bluets à Paris… sans compter les attaques déjouées de plusieurs hôpitaux, dont le CHU de Nice.
Des cyber garanties sont désormais proposées par de nombreuses assurances, et peuvent prendre en charge tout ou partie d’une rançon, les frais liés à l’obligation faite par le règlement général sur la protection des données (RGPD) de notifier à la CNIL et aux patients toute compromission de leurs données, couvrir votre responsabilité civile en cas d’atteinte à des données confidentielles… Ces contrats s’adressent aux cabinets médicaux, aux pharmacies, aux laboratoires d’analyses médicales, aux hôpitaux…
Ce système assuranciel a une limite évidente : la garantie d’obtenir une rançon en cas de cyber-risque couvert par une assurance ne peut qu’encourager les cybercriminels à agir.
Et pour les actes de télésurveillance, télé-expertise, télé-assistance, l’utilisation de dispositifs numériques d’IA ?
Quelle sera la part respective de responsabilité juridique :
• du médecin face au patient ?
• du spécialiste qui assure la télé-expertise mais n’a pas vu le patient ?
• de l’opérateur et de l’expert télé-assistant ?
• du médecin utilisateur, de l’informaticien ayant programmé la télésurveillance ou l’IA, de la société qui commercialise le dispositif ?
Le législateur s’est déjà emparé de ces questions, et la jurisprudence affinera au fur et à mesure des procédures.
Conclusion
Il n’est bien évidemment pas question de s’opposer à la révolution numérique en santé. Quoi que l’on pense du numérique, on n’arrête pas la marée avec une serpillère… Il est cependant important de prendre conscience de certains faits.
• L’intégration du numérique contribue à une déshumanisation de l’exercice médical, et change profondément la relation médecin-malade traditionnelle. Elle participe à la perte de sens du métier de soignant au profit d’une fonction de technicien de santé.
• La dépersonnalisation de la relation médecin-malade pousse un nombre croissant de patients à rechercher dans les médecines « alternatives » ou « complémentaires » l’empathie qu’ils ne trouvent plus dans la technomédecine.
• Les professionnels de santé s’inquiètent à juste titre d’une dépendance technologique, d’un manque de compétence et de formation dans ce domaine.
• Imaginer que la santé numérique va régler le problème des déserts médicaux est un leurre, et la fracture numérique risque de conduire à l’abandon de pans entiers de la population.
Ces transformations majeures de notre profession interviennent à un moment où les effectifs médicaux et paramédicaux sont notoirement insuffisants pour gérer le quotidien… ce qui ne facilite pas leur intégration.
Et nous laisserons le mot de la fin au professeur Daniel Loisance qui, lors d’un discours à l’Académie de médecine, a déclaré : « jamais la médecine n’a été aussi efficace. Jamais l’insatisfaction n’a été aussi grande chez les malades et chez les médecins ». Peut-être faudra-t-il garder à l’esprit que les outils numériques, si prodigieux soient-ils, ne sont que des outils, et qu’ils ne sont pas destinés à remplacer l’humain.
L’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.
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