« Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Cette citation célèbre que Charles Péguy écrivit lors de l’affaire Dreyfus est plus complexe que l’on y pense d’un point de vue neurophysiologique.
Nos yeux ne voient pas, pas plus que nos oreilles n’entendent… Ces organes sensoriels communiquent les informations qu’ils perçoivent aux structures cérébrales qui les interprètent, en fonction des informations reçues, mais également des expériences passées, et recomposent une image qui sert de base à nos prises de décisions.
Introduction
Notre perception de la réalité et nos raisonnements sont fondés sur une interprétation cérébrale de la réalité
Les illusions d’optique
Ce mécanisme de reconstitution d’une image de la réalité en fonction des attentes produites par les expériences antérieures est à l’origine des illusions d’optique, illustrées par la figure 1a. Sur cette figure, nous voyons une alternance de cases gris clair et gris foncé, formant un échiquier. Le cylindre vert projette une ombre qui modifie les nuances de gris. Cette ombre fait que la case A et la case B ont exactement la même couleur (Fig. 1b). Mais cette information est en contradiction avec la prédiction mentale que l’une (A) est une case gris foncé alors que l’autre (B) est une case gris clair. Notre cerveau corrige donc automatiquement l’information pour que nous distinguions toujours l’alternance de couleur propre à l’échiquier, que la case A demeure une case foncée et la case B une case claire, quand bien même leur couleur est identique.
Figure 1 – Exemple d’illusion d’optique.
La théorie du cerveau bayésien
Principe
Ce phénomène est l’illustration de la théorie du cerveau bayésien, inspirée de la théorie des probabilités introduite par Thomas Bayes en 1761, et redécouverte par Pierre-Simon de Laplace en 1774. Le théorème de Bayes permet de déterminer la probabilité qu’un événement arrive à partir d’un autre événement qui s’est réalisé, notamment quand ces deux événements sont interdépendants (Fig. 2). Pour le mathématicien Harold Jeffreys, « le théorème de Bayes est à la théorie des probabilités ce que le théorème de Pythagore est à la géométrie ».
Figure 2 – Théorème de Bayes.
De la même façon, le cerveau utilise des croyances (définies comme des estimations de probabilité) fondées sur les expériences antérieures pour traiter les informations sensorielles et décider de leur interprétation et des actions à réaliser (1, 2). La croyance bayésienne désigne une estimation probabiliste à propos d’un phénomène. Ainsi, notre cerveau peut estimer qu’il y a une faible probabilité que la case B soit de la même couleur que la case A dans la figure 1, puisque cette case B est entourée de cases foncées correspondant à la distribution de la case A sur l’échiquier. La croyance est l’effet d’un calcul “automatique” de probabilité. Cette croyance nous fait prédire que la case B est une case claire, qui ne peut donc être identique à la couleur de la case A.
Traitement des informations sensorielles et sensitives
De la même façon, dans la vie courante, les informations sensorielles et sensitives parviennent d’abord aux couches profondes du cerveau. Chaque signal sensoriel déclenche un traitement bidirectionnel de l’information, confrontant des signaux ascendants générés par le traitement des entrées sensorielles et des signaux descendants issus des aires corticales de plus haut niveau associatif, impliquées par exemple dans le raisonnement logique (Fig. 3a et 3b). Ces informations sont intégrées et confrontées aux croyances ou expériences préalables, selon des inférences bayésiennes (probabilité d’un événement en fonction des expériences antérieures et de nos connaissances), permettant de prendre une décision. Les conséquences de ces décisions seront ensuite analysées, permettant une correction (mise à jour des croyances et des valeurs partageant des principes de calcul et des distorsions clés) ou au contraire un renforcement (apprentissage par renforcement).
Figure 3 – Théorie du cerveau bayésien.
Ce traitement automatique des informations perçues ne se limite pas à la vision ou à nos perceptions sensorielles. Il concerne l’ensemble des informations que perçoit notre cerveau, ce qui constitue l’origine des biais émotionnels et des biais cognitifs qui peuvent altérer notre interprétation des événements auxquels nous sommes confrontés et, par voie de conséquence, nos prises de décision.
Quels sont les mécanismes du raisonnement clinique ?
Le raisonnement clinique est le processus de pensée et de prise de décision qui permet au clinicien de choisir les actions les plus appropriées dans un contexte spécifique de résolution d’un problème de santé posé par un patient. Il s’agit donc d’une activité intellectuelle par laquelle le clinicien synthétise l’information obtenue dans une situation clinique donnée, puis l’intègre en fonction de ses connaissances et de ses expériences antérieures.
La prise de décision
La prise de décision du médecin repose donc sur une séquence complexe qui va :
• de l’expression de la symptomatologie par le patient (influencée par son état émotionnel),
• de l’interprétation qu’en fait le médecin (influencée par sa perception émotionnelle et sa propre situation émotionnelle),
• puis à l’élaboration d’un diagnostic après confrontation des données perçues à un corpus de connaissances et d’expériences antérieures,
• et enfin à une prescription thérapeutique.
Les distorsions potentielles
L’ensemble de ces étapes peut faire l’objet de distorsions :
• les biais émotionnels correspondant à une distorsion de la perception de la situation et de la décision en raison de facteurs émotionnels (notamment dans la gestion de l’empathie),
• et les biais cognitifs se rapportant à des déviations du traitement de l’information qui peuvent conduire à des jugements hâtifs, irrationnels ou inexacts.
Nous aborderons dans ce dossier les conséquences médicales de ces biais émotionnels et cognitifs, qui fonctionnent comme des filtres qui nous empêchent de voir le réel tel qu’il est, et qui peuvent être à l’origine de distorsions involontaires du traitement de l’information, induire des erreurs de jugement et des erreurs médicales dont les conséquences peuvent être lourdes.
Les biais émotionnels et les biais empathiques, sources de distorsion dans l’appréciation de la douleur d’autrui
Les émotions
L’étymologie d’émotion provient de emovere, qui signifie mettre en mouvement. L’émotion est une expérience affective et physiologique complexe provoquée par un phénomène intérieur ou extérieur au corps, qui nous fait quitter notre état habituel et déclenche une action pour s’adapter à la situation. Chez les humains, l’émotion inclut :
• un comportement physiologique somatique (rougissement, accélération du rythme cardiaque, sudation, maux de ventre…),
• des comportements expressifs (yeux écarquillés, ouverture buccale, cri)
• et la prise de conscience de l’événement.
Les émotions fondamentales sont la peur, la joie, le dégoût, la tristesse, la colère, la surprise, que l’on oppose à des émotions plus subtiles, liées aux relations sociales complexes (honte, envie, amour, empathie…) (3).
Fruit de sélection naturelle
Lors de ses travaux sur l’évolution des espèces, Darwin a montré que la manière dont les animaux et les humains expriment leurs émotions est très largement partagée, le conduisant à évoquer le fait que la psychologie humaine est elle aussi le fruit de la sélection naturelle, s’intégrant dans la théorie de l’évolution des espèces. L’expression des émotions est une communication universelle du monde animal, une sorte de tour de Babel inter et intra-espèces (Fig. 4). Darwin a notamment montré la nature universelle des expressions faciales, soulignant que « les jeunes et les vieux…, que cela soit chez les animaux ou les humains, expriment le même état d’esprit avec les mêmes mouvements » … « il n’existe pas de différence fondamentale entre l’homme et les animaux en ce qui concerne leur capacité à ressentir le plaisir et la douleur, le bonheur et le malheur » (4-7). Les émotions auraient émergé au cours de l’évolution sous la forme de réactions automatiques, instinctives, favorisant la communication au sein d’une communauté et la survie du groupe. Ces comportements primitifs, caractérisés par des mimiques faciales, des postures ou des gestes, permettent de transmettre au groupe des signaux positifs ou négatifs, d’avertir d’un danger, de déclencher une attaque… Ces comportements instinctifs primitifs ont progressivement évolué vers un système émotionnel plus élaboré, permettant un partage d’émotions complexes et de sentiments (Fig. 5).
Figure 4 – L’expression des émotions : un langage universel.
Figure 5 – Les émotions.
Le développement de l’empathie, permettant de comprendre et de partager des émotions complexes, a certainement joué un rôle majeur dans le développement des sociétés humaines. À titre individuel, les émotions influencent de façon primordiale notre qualité de vie.
Les structures cérébrales impliquées dans la perception des émotions et l’empathie
De nombreuses structures cérébrales sont sollicitées pour produire nos émotions (Fig. 6) (8, 9).
Figure 6 – Traitement des émotions.
L’amygdale et l’hippocampe
Les informations sensitives et sensorielles provenant de l’intérieur ou de l’extérieur du corps parviennent au cerveau via le thalamus, sorte de répartiteur situé à la base du diencéphale, juste au-dessus du tronc cérébral. Ces informations sont ensuite transmises à deux structures du cerveau limbique (le cerveau émotionnel) :
• l’amygdale, centre de la peur, qui traite de façon prioritaire les signaux (visuels, auditifs, olfactifs…) susceptibles de témoigner d’un danger,
• et l’hippocampe qui est la structure où sont mémorisées les émotions, permettant d’analyser l’événement à la lumière des expériences passées.
À proximité de ces deux structures se situent l’hypothalamus et le tronc cérébral :
• l’hypothalamus connecte le système nerveux au système endocrinien (l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien),
• le tronc cérébral permet la traduction somatique de l’émotion, via l’activation du nerf facial (expression du visage), du système sympathique (synthèse d’adrénaline et de noradrénaline, accélération du rythme cardiaque, sudation…) et du parasympathique (malaise vagal…).
Le thalamus transmet également les informations au cortex cérébral, notamment le cortex cingulaire antérieur, où les informations sensorielles seront analysées plus finement et où seront gérées les émotions plus complexes (jalousie…).
Le cortex cingulaire
Le cortex cingulaire antérieur est une zone de confluence entre la cognition et l’émotion. Il intervient notamment dans la gestion des émotions complexes, comme le désir, la jalousie, dans le déclenchement de la réponse motrice et dans l’évaluation des résultats d’une action. Le cortex cingulaire antérieur échange enfin des informations avec le cortex préfrontal pour assurer la régulation et le contrôle des émotions.
Ces phénomènes de contrôle peuvent être très influencés par les expériences précédentes, l’apprentissage, mais aussi l’éducation et le contexte culturel. Le contrôle émotionnel peut permettre d’éviter des réactions trop violentes, ou inappropriées. Mais il peut également aboutir à enrailler une réaction saine, contribuant à pérenniser une situation pénible, responsable d’un stress chronique favorisant l’évolution vers un état anxieux ou une dépression.
• En situation de stress important, le processus de contrôle cortical peut aboutir à une réaction de sauvegarde où la perception de la douleur est abolie, la conscience étant focalisée sur l’action à entreprendre (fuite, combat…).
• En cas de peur “panique”, de violence extrême ou d’impossibilité de fuir, l’excès d’activation de l’amygdale produit une sidération : le cortex réagit par la production de kétamine et de morphine, conduisant à un état de dissociation. La personne est littéralement déconnectée de la réalité et de son corps, en situation d’anesthésie physique et psychique, et peut même avoir la sensation de quitter son corps et d’être spectatrice de la scène. Ces phénomènes de sidération et de dissociation ont été notamment décrits dans des situations de guerre, de torture, de viol et de mort imminente.
Les deux circuits de la peur
Le neurobiologiste Joseph LeDoux différencie ainsi deux circuits de la peur (Fig. 6) :
• un circuit court : thalamus-amygdale-réponse ;
• un circuit long : thalamus-cortex cérébral-hippocampe/amygdale-réponse.
Ces deux circuits sont illustrés par l’exemple du serpent de LeDoux : un promeneur, dans un bois, perçoit au sol une forme cylindrique allongée qui pourrait être un serpent ; le thalamus active l’amygdale qui enclenche la réaction corporelle de la peur et empêche le marcheur de poser le pied. En outre, le thalamus envoie l’information au cortex visuel qui décrypte de façon détaillée l’image :
• s’il s’agit véritablement d’un serpent, le cortex visuel renforce la fonction amygdalienne et les manifestations corporelles de la peur ;
• si le cortex visuel conclut à l’image du bâton, il freine la fonction amygdalienne et toutes les expressions corporelles de la peur disparaissent.
Le cervelet
Le cervelet participe également à la régulation des émotions, à la mémorisation des événements émotionnels et à leur remémoration.
L’insula
L’insula est une partie du cortex cérébral située au fond du sillon latéral, entre le lobe frontal et le lobe temporal (Fig. 7). Elle fait partie du cerveau limbique (10-12). Sa position correspond à un carrefour entre le thalamus et le cortex frontal, le cortex temporal, et à proximité de l’amygdale et de l’hippocampe, structures avec lesquelles elle est connectée. Elle reçoit du thalamus l’ensemble des informations sensitives et sensorielles internes et externes du corps.
Figure 7 – L’insula.
L’insula participe à l’intégration de la douleur et au fait de lui donner une coloration émotionnelle (désagréable, menaçant l’intégrité corporelle). Les lésions de l’insula peuvent être responsables d’une asymbolie de la douleur au cours de laquelle le malade reste indifférent à la douleur qu’il ressent.
Elle intervient également dans la perception de l’intéroception (ensemble des informations sensorielles provenant de l’intérieur de notre corps, de notre milieu intérieur). L’insula participe ainsi au maintien de l’homéostasie par son action sur le système nerveux autonome. Fait intéressant, elle intègre et filtre les informations intéroceptives en situation physiologique. Ce filtre intéroceptif est aboli en situation d’émotion intense, nous amenant ainsi à percevoir nos battements cardiaques, notre intestin se nouer…
L’insula participe aussi au traitement de l’information affective, à la conscience émotionnelle (colère, joie, tristesse…) et à l’empathie : la reconnaissance des expressions faciales d’autrui, la compréhension du sentiment de l’autre et la réponse affective et cognitive envers autrui (13).
Les neurones miroirs
Les neurones miroirs sont des neurones du cerveau qui s’activent à la fois lorsque nous effectuons une action et lorsque nous observons la même action réalisée par autrui. Ils “imitent” l’activité neuronale associée à des actions et à des émotions observées chez d’autres individus. Ces neurones expliquent des comportements que nous connaissons tous :
• le phénomène de “contagion” lorsque quelqu’un baille (tout le monde se met à bailler) ;
• le rire est communicatif ;
• l’effroi se lit sur le visage des spectateurs observant une scène d’épouvante au cinéma ;
• un nouveau-né qui se met à pleurer dans une maternité déclenche les pleurs de l’ensemble des nouveau-nés de l’étage…
Ces neurones jouent un rôle essentiel dans les phénomènes d’apprentissage chez l’enfant. Ils ont également un rôle crucial dans le mécanisme de l’empathie : les neurones miroirs permettent en effet de comprendre les émotions et les expériences des autres en reproduisant mentalement ces expériences dans notre propre système neural. Cela favorise la capacité à ressentir et à comprendre ce que les autres ressentent, ce qui constitue un aspect fondamental de l’empathie.
Neurophysiologie de l’empathie
L’empathie est la capacité à comprendre, ressentir ou partager l’émotion d’autrui. C’est une propriété essentielle dans les relations sociales, qui permet à la fois de développer la conscience du soi et de percevoir le point de vue de l’autre. Elle se développe à partir de la perception des émotions exprimées par autrui, et de la résonance émotionnelle qui se met en place lors de la perception des émotions exprimées par l’autre.
Les progrès de la neuro-imagerie, notamment l’IRM fonctionnelle, ont permis de mieux appréhender le fonctionnement de l’empathie. Comme nous le verrons avec la cognition (le système 1 et le système 2), l’empathie comporte deux modalités d’action.
L’empathie émotionnelle ou affective
C’est un système intuitif rapide et automatique qui apparaît dès la première année de la vie et permet de se concentrer sur l’émotion d’autrui au point de l’éprouver soi-même. C’est la résonance émotionnelle (14-16). Ce circuit court passe par l’insula, l’amygdale, l’hippocampe, et la pariétale ascendante.
L’empathie cognitive
C’est un système lent et conscient qui permet de comprendre la douleur de l’autre en prenant en compte ses différences, et de contrôler ses propres émotions. C’est la compréhension empathique. Ce circuit long passe par le cortex cingulaire antérieur, voire le cortex préfrontal, l’hippocampe…
L’empathie affective est un système immédiat et automatique, qui peut nous conduire à agir de façon réflexe dans une situation d’urgence absolue, alors que l’empathie cognitive fait intervenir une modulation corticale, qui repose sur les sentiments, le contrôle (éducation) et la régulation cognitive. Ainsi, l’empathie cognitive désigne la capacité à comprendre les pensées et les intentions d’autrui, alors que l’empathie émotionnelle correspond à la capacité à ressentir les états affectifs d’autrui.
Comme nous l’avons vu précédemment, le cerveau peut nous jouer des tours… On peut donc s’attendre au pire avec les émotions, les biais émotionnels et les biais empathiques (17) !
Les biais empathiques des soignants
Les biais empathiques correspondent à des distorsions émotionnelles qui influencent la façon dont nous ressentons de l’empathie envers autrui. Ces biais sont notamment susceptibles de modifier la manière dont les individus perçoivent et réagissent à la douleur ou à la souffrance d’autrui, comme l’a montré Nicolas Danziger, dont les travaux ont très largement inspiré cette mise au point (18). En médecine, ces biais empathiques peuvent être responsables d’une partialité dans nos réactions vis-à-vis de la douleur exprimée par le patient, induisant des réponses inappropriées qui, a minima, nuiront à la qualité de la relation médecin-malade, et peuvent parfois conduire à des escalades thérapeutiques dangereuses.
Biais de minimisation de la douleur d’autrui
De nombreuses études montrent une tendance générale des soignants (pas uniquement des médecins…) à sous-estimer la douleur des malades. Une revue systématique rassemblant
80 études publiées comparant l’évaluation de la douleur par des patients et des professionnels de santé en pratique clinique, entre 1990 et 2016, montre une sous-estimation de la douleur par les soignants dans 78 % des études, l’absence de différence dans 21 %, seule une étude met en évidence une surestimation par les soignants (19). Les discordances d’appréciation du niveau de la douleur sont d’autant plus fortes que le niveau de la douleur décrite par le patient est élevé, quelle que soit la pathologie (20, 21). De la même façon, un médecin homme aura tendance à minimiser la douleur d’une femme, un soignant adulte la douleur d’un enfant… Cette minimisation quasi systématique se retrouve également en rhumatologie (22-25). Une discordance dans l’appréciation de la douleur par le médecin et le patient a été retrouvée dans près de 30 % des cas pour des patients atteints de rhumatisme psoriasique ; la discordance est d’autant plus fréquente que le patient décrit des scores de douleur élevés contrastant avec une rémission clinique (pas de synovite, absence d’inflammation biologique) (24).
Cette discordance peut traduire un système de protection des soignants. Quoi qu’il en soit, la négation de la douleur est une injustice majeure pour le patient douloureux, et peut avoir pour conséquence l’incapacité à pleinement reconnaître la gravité d’une situation clinique.
Biais d’expérience
Plus un soignant est expérimenté, plus il a tendance à sous-estimer la douleur des patients (24). Nous avons tous vu un jeune étudiant faire un malaise vagal en voyant réaliser un geste invasif telle une ponction lombaire, victime d’un excès d’empathie affective. Il apprendra rapidement à maîtriser ses émotions, jusqu’à réaliser lui-même la ponction. Une étude a fait évaluer la douleur induite par la pénétration d’une aiguille d’acupuncture ou la simple application d’un côton-tige sur différentes parties du corps, en montrant de petites séquences vidéo à deux groupes de médecins : un groupe d’acupuncteurs et un groupe témoin n’ayant jamais pratiqué l’acupuncture. Il était demandé aux médecins d’estimer l’intensité de la douleur induite, et l’IRM fonctionnelle permettait de visualiser les aires cérébrales sollicitées. La douleur estimée était plus élevée avec l’application d’une aiguille dans le groupe témoin, pas dans le groupe acupuncteurs. L’IRM fonctionnelle montrait chez les témoins une activation de l’insula et du cortex cingulaire antérieur (émotion, empathie), alors que chez les acupuncteurs on observait essentiellement une activation du cortex préfrontal et de la jonction temporo-pariétale (régulation des émotions, représentation de l’état mental d’une autre personne).
Cette étude démontre que l’expérience modifie complètement la gestion des émotions et de l’empathie, en utilisant des circuits cérébraux différents, permettant de diminuer l’empathie affective, et aboutissant à minimiser l’estimation de la douleur d’autrui.
Biais d’identification
Il traduit la tendance à ressentir davantage d’empathie envers des personnes avec lesquelles on s’identifie, en raison de similarités dans l’origine sociale, le sexe ou l’histoire personnelle. Il a ainsi été montré aux États-Unis qu’un médecin blanc évalue mieux la douleur d’un patient blanc de condition sociale élevée que celle d’un patient noir ou issu d’une condition sociale défavorable (27).
Ce biais d’identification a une traduction “amusante” dans le cadre sportif. Au cours d’un match de rugby, les supporters grimacent de douleur en voyant un joueur de leur équipe subir un placage violent. Les mêmes supporters n’auront pas du tout la même attitude, voire tireront un certain plaisir de voir un joueur de l’équipe adverse s’effondrer sur un placage équivalent…
Biais culturel
Il traduit l’effet des normes culturelles sur la manière dont la douleur est exprimée par le patient, et dont l’empathie est ressentie et exprimée par le soignant lorsque patients et soignants sont issus de groupes culturels différents. C’est le classique “syndrome méditerranéen” dont nous avons tous entendu parler lors de visites hospitalières…
Biais d’absence d’explication organique
La normalité des examens biologiques et d’imagerie est associée à une diminution de l’évaluation de l’intensité des douleurs par le médecin (28, 29). Ce biais est directement lié à la formation anatomoclinique des médecins. Le symptôme (la douleur) témoigne d’une lésion organique ; l’intensité de la douleur est corrélée à l’importance ou la gravité de la lésion ; la lésion est visualisable sur les examens d’imagerie ; enfin, la guérison témoigne de la disparition de la lésion. Pourtant, chacun sait que les algies vasculaires de la face et les migraines peuvent être responsables de douleurs particulièrement intenses, bien qu’aucune anomalie organique ne soit identifiable (14). Mais face aux douleurs fonctionnelles (fibromyalgie…), l’absence d’anomalie organique conduit à une incompréhension de l’origine des douleurs, l’absence de solution thérapeutique met le soignant en situation d’échec…
Ces deux phénomènes favorisent une baisse de l’empathie, une sous-estimation, voire une négation, de la douleur du patient… Ce qui permet pour le soignant d’alléger sa conscience et la conséquence d’une demande que l’on ne parvient pas à gérer…
Biais d’appréciation de la sévérité de la maladie
Le niveau de discordance d’appréciation de la douleur entre malade et médecin a été étudié de façon comparative dans deux maladies articulaires : la polyarthrite rhumatoïde (PR) et l’arthrose (30). La PR est un rhumatisme inflammatoire potentiellement sévère, pouvant toucher de nombreux organes, justifiant des thérapeutiques onéreuses. L’arthrose est une maladie purement articulaire, associée au vieillissement. Le médecin considère naturellement la PR comme une maladie plus grave que l’arthrose.
La discordance d’appréciation du niveau de la douleur par le médecin et le malade est systématiquement plus élevée pour l’arthrose que pour la PR… Pourtant, qui peut dire que l’arthrose fait moins mal que la PR ?
Biais affectif
La proximité physique ou familiale avec une personne peut également amplifier l’activation des neurones miroirs, ce qui peut contribuer à des niveaux d’empathie plus élevés envers ceux qui sont plus proches, ou au contraire à refuser de voir des signes de gravité, à ne pas vouloir envisager une hypothèse diagnostique péjorative ou prescrire un examen potentiellement douloureux chez une personne que l’on aime.
Ce biais matérialise toute la difficulté qu’il y a à soigner un sujet de sa propre famille…
À l’opposé, le biais affectif peut conduire à négliger une partie de l’examen clinique ou du raisonnement clinique chez un patient que l’on juge désagréable.
Biais d’empathie affective excessive
La difficulté à faire face à la douleur d’autrui, ou à la contrôler, peut conduire à plusieurs comportements inappropriés.
• Le retrait ou l’évitement permettent de minimiser son propre inconfort, mais aboutissent à l’abandon du patient…
• L’empathie affective excessive peut conduire le médecin à une escalade thérapeutique incontrôlée, aboutissant à un surdosage potentiellement néfaste des traitements antalgiques.
• Enfin, plus couramment, le biais d’empathie affective excessive est à l’origine du burn-out du médecin.
Les biais d’expression émotionnelle des patients
Biais de multiplication des symptômes
La douleur chronique perturbe le filtre de l’insula, qui va progressivement laisser passer de plus en plus de signaux intéroceptifs. Au-delà de la symptomatologie douloureuse initiale, les patients (souvent les patientes…) décrivent une fatigue chronique, des difficultés de concentration, des céphalées, des vertiges, des sensations de brouillard visuel, des acouphènes, des troubles digestifs fonctionnels, une pollakiurie…
Autant de symptômes qui polluent le message transmis au soignant, et qui conduit celui-ci à minimiser l’intensité des douleurs.
Biais d’inexpression émotionnelle
L’activation permanente du sympathique aboutit à une répression également constante de la réponse vagale. Selon la théorie polyvagale (31), le noyau ambigu du nerf vagal, apparu tardivement au cours de l’évolution, est situé très près du noyau du nerf facial. La sidération de ce noyau ambigu du nerf vagal en cas de stress chronique s’étendrait notamment à celui du nerf facial, expliquant le déficit d’expressivité des patientes douloureuses chroniques.
L’empathie des soignants reposant notamment sur l’interprétation des signaux corporels, ces derniers constatent une discordance entre les plaintes douloureuses, enrichies des manifestations liées à l’intéroception, et l’absence d’expressivité du visage. Cette discordance influe négativement sur l’empathie du soignant (Fig. 8).
Figure 8 – Biais d’inexpression émotionnelle.
Biais d’anticipation négative du patient
Les patients douloureux chroniques ont souvent vu de nombreux médecins, sans succès. Les expériences précédentes négatives laissent des traces. Les douloureux chroniques s’attendent à ce que les médecins considèrent la prise en charge de leurs symptômes comme un fardeau : multiplicité des symptômes, perte de crédibilité des symptômes du fait de la normalité des examens, association à des dysfonctionnements psychosociaux, échec de nombreuses thérapeutiques… Le fardeau perçu par les médecins a un effet négatif sur la façon dont les patients abordent leur prise en charge, leur traitement :
• « le médecin ne m’apprécie pas et ne me croit pas »
• « il me prescrit n’importe quoi pour se débarrasser de moi »
• « il ne m’a pas écouté, pas compris, je n’attends rien de son traitement ».
Cette incompréhension réciproque et cette anticipation négative est certainement un facteur amplificateur de l’échec des stratégies thérapeutiques proposées aux patients douloureux chroniques.
Difficulté de la relation soignant-malade à l’aune des biais émotionnels
L’abord du patient douloureux chronique est un exercice difficile (douloureux ?) pour les soignants. La résonance émotionnelle au cours d’une consultation joue dans les deux sens (32) :
• un accueil froid, distant, ne favorisera pas l’expression émotionnelle du patient, expression nécessaire pour une bonne appréciation de l’état du patient par le soignant ;
• à l’inverse, l’exubérance dans la communication verbale et non verbale du patient perturbera la compréhension empathique que peut en faire le praticien (Fig. 9).
Figure 9 – Relation soignant-malade et biais émotionnels.
Les biais cognitifs, sources de distorsion dans l’appréciation de la situation clinique du patient
Nous venons de voir que notre gestion des émotions peut conduire à certaines approximations… Mais notre gestion des émotions est un héritage ancestral de l’évolution darwinienne ! Qu’en est-il de notre raisonnement ? De nos fonctions cognitives les plus évoluées, qui sont le propre de l’Homme ?
Quels sont les mécanismes cognitifs permettant une prise de décision ?
Notre cerveau doit gérer en permanence une quantité considérable d’informations pour prendre une décision. Ce travail d’analyse requiert beaucoup de ressources cognitives et de temps. Certaines situations imposent cependant une décision urgente. Au cours de l’évolution, notre cerveau a développé des stratégies pour gagner en rapidité et en efficacité : des raccourcis mentaux, que l’on appelle des heuristiques, permettent une prise de décision à partir d’un jugement intuitif fondé sur une petite quantité d’informations. Ils permettent de décider rapidement, sans engager une analyse exhaustive de l’ensemble des informations.
C’est ce qui nous permet par exemple de décider de traverser la rue en estimant rapidement la largeur de la voie et la distance qui nous sépare des voitures, de jouer au ping-pong, ou, pour un médecin, d’agir rapidement face à un danger, de répondre immédiatement à une situation d’urgence…
La dualité de la pensée
On doit à deux psychologues israéliens, Daniel Kahneman et Amos Tversky, la notion de dualité de la pensée, qui vaudra à Kahneman de recevoir le prix Nobel d’économie pour l’adaptation de cette théorie aux comportements économiques, sous le nom de théorie des perspectives (Tversky étant décédé quelques années auparavant) (33).
Schématiquement, la dualité de pensée repose sur la coexistence de deux systèmes de pensée ou de prise de décision (Fig. 10) :
• le système 1, qui est un système automatique, intuitif, rapide, inconscient et ne nécessitant aucun effort ;
• le système 2, intentionnel, lent, conscient, difficile, nécessitant un effort de réflexion important.
Figure 10 – Heuristiques : un processus d’économie et de rapidité d’analyse.
Selon les estimations, 80 à 95 % de nos actions et réactions reposent sur le système 1… Nous sommes manifestement économes de nos fonctions cognitives ! Magnus Carlsen, maître d’échecs norvégien, illustrait parfaitement cette notion de dualité de la prise de décision en déclarant : « Souvent, je ne sais pas expliquer pourquoi je joue un certain coup… Je sais juste que je le sens bien… Je sais toujours ce que je vais faire dans les 10 secondes ; le reste, c’est de la vérification. »
Donc, si le système 1 comporte des risques, il est indiscutablement efficace. Et pas uniquement pour jouer aux échecs !
Quand les “raccourcis de la pensée” nous égarent : les biais cognitifs
Notre cerveau peut, là encore, être trompé. On se souvient des biais sensoriels, où le cerveau interprète et recompose spontanément une image à partir de la réalité. De la même façon, les raccourcis de pensée (notre système 1) produisent des erreurs, que l’on appelle des biais cognitifs (34). La théorie des perspectives explique que ces biais cognitifs sont notamment guidés par une aversion au risque de perte, et par une trop grande confiance dans le jugement humain.
Asymétrie de la valeur accordée à la chance de gain ou au risque de perte
La théorie du cerveau bayésien montre que nos décisions dépendent essentiellement des convictions que nous avons sur les options qui s’offrent à nous : leur probabilité d’occurrence et la valeur que nous leur accordons. Or les travaux de Kahneman et Tversky montrent que notre aversion au risque et à la perte fait que nous accordons proportionnellement plus d’importance au risque d’échec qu’au potentiel de gain. Cette asymétrie de la valeur accordée à la chance de gain ou au risque de perte aurait une importance majeure dans le monde économique. Face à un problème, une première solution vous vient à l’esprit. Vous continuez votre analyse, mais l’asymétrie de pensée vous conduit à retenir plus volontiers les signaux qui confirment cette option que les signaux négatifs (plus douloureux pour l’ego…).
À titre d’exemple, ce biais d’optimisme ou de surconfiance s’illustre par le fait que si vous demandez à un groupe d’interlocuteurs :
« Êtes-vous un(e) bon(ne) conducteur(trice) ? »
A. Dans les meilleurs 25 %
B. Meilleurs que la moyenne
C. Moins bon que la moyenne
D. Parmi les plus mauvais
90 % des gens répondent qu’ils sont meilleurs que la moyenne… Ce qui est évidemment impossible ! Dans le même ordre d’idée : 100 % des jeunes mariés sont certains qu’ils ont trouvé l’âme sœur pour la vie, bien que l’on sache que le taux de divorces atteint actuellement 53 % des couples.
De très nombreux biais cognitifs ont été décrits : le CODEX des biais cognitifs référencie près de 200 biais (Fig. 11). Ces biais ont un caractère prévisible : savoir les reconnaître ne permettra probablement pas d’y échapper, mais au minimum d’en prendre conscience et de s’en méfier…
Figure 11 – Codex des biais cognitifs.
Nous ne décrirons ici que les biais les plus couramment incriminés dans les erreurs médicales (35-37).
Les biais cognitifs les plus courants en médecine
Biais de confirmation
Le biais de confirmation est la tendance à rechercher et prendre sélectivement en considération des informations qui confirment l’hypothèse qui vient spontanément à l’esprit. Mon système 1 aboutit à une première hypothèse ; l’activation de mon système 2 demande un effort… Et donc, mon système 2 aura naturellement tendance à chercher à confirmer, au moins dans un premier temps, l’hypothèse du système 1, retenant de façon sélective les arguments en faveur de cette hypothèse.
Ce biais conduit à une interprétation sélective des données cliniques, ignorant des informations qui pourraient remettre en question l’hypothèse diagnostique initiale, et ignorant les données qui ne vont pas dans la même direction.
Biais de corrélation
Il consiste à associer trop rapidement deux événements, et d’en tirer un lien de causalité. Une patiente atteinte d’une polyarthrite traitée par méthotrexate décrit subitement une toux inhabituelle. Le traitement par méthotrexate est immédiatement interrompu par son médecin traitant. La toux cède rapidement. La patiente vient vous voir, convaincue de la responsabilité du méthotrexate, pour savoir quel autre traitement pourrait lui être proposé…
Ce biais de corrélation est souvent très utile au médecin : de nombreuses pathologies bénignes évoluent spontanément vers la guérison, une crise aiguë d’une pathologie inflammatoire évolue spontanément vers la résolution… Cette amélioration spontanée est volontiers attribuée à la démarche thérapeutique qui aura été proposée par le médecin…
Biais de fermeture, ou conclusion prématurée
Il s’agit de la tendance à accepter un diagnostic avant qu’il n’ait été totalement vérifié et que les autres hypothèses aient été éliminées.
Biais d’ancrage et de momentum
L’hypothèse initiale n’est pas remise en cause, même si des faits nouveaux viennent la remettre en cause, ou ne peuvent s’intégrer dans la pathologie initialement évoquée. L’exemple le plus typique de ce biais, en rhumatologie, est le suivant : lorsqu’un patient pour lequel un diagnostic de spondylarthrite a été retenu revient en situation d’échec à un premier traitement anti-TNF, ce traitement est très fréquemment remplacé par une autre biothérapie sans remise en cause du diagnostic initial.
Proche du biais d’ancrage, le biais de momentum survient quand un patient est “étiqueté” d’un diagnostic qui se transmet d’un médecin à l’autre, sans remise en question.
Biais de surconfiance – l’effet Dunning-Kruger
Le niveau de confiance n’est pas corrélé au niveau de connaissances et de compétences. Il est fréquent que les moins qualifiés surestiment leurs compétences et, qu’à l’inverse, les personnes les plus qualifiées aient tendance à sous-estimer leur niveau de compétences et pensent à tort que des tâches faciles pour elles le sont aussi pour les autres.
En fait, cet effet traduit ce que l’on a tous expérimenté dans une courbe d’apprentissage. La première étape de compréhension du débutant lui donne une satisfaction énorme qui se traduit par une confiance absolue ! Puis vient une seconde période d’apprentissage, où l’étudiant se frotte à des situations plus complexes, le faisant douter de ses acquis initiaux. Puis, lentement, son travail opiniâtre lui permet d’appréhender de plus en plus de subtilités du sujet et de devenir un véritable expert du domaine considéré (Fig. 12).
Figure 12 – Effet Dunning-Kruger.
Les exemples de biais de surconfiance sont nombreux. Rappelez-vous des innombrables “experts” des plateaux de télévision et des chaines radiophoniques affirmant des sottises durant la première période du Covid ; souvenons-nous notamment des épidémiologistes, tel Ferguson, l’homme à l’origine du confinement, qui pronostiquait entre 400 000 et 500 000 morts en Grande-Bretagne… Les rares experts qui ont à l’époque fait part de leur incertitude ont été considérés comme des incompétents…
Biais de disponibilité
Il correspond au fait de considérer comme plus probables les hypothèses qui viennent facilement à l’esprit. Ainsi, la probabilité d’évoquer une maladie augmente si on l’a observée récemment, même s’il s’agit d’une pathologie rare.
Biais de représentation
L’erreur de représentation correspond à l’absence de prise en compte de la prévalence des maladies. Schématiquement, l’erreur de représentation conduit à écarter l’hypothèse d’une maladie fréquente au prétexte que la présentation est atypique. À l’inverse, l’erreur de représentation s’observe quand on privilégie d’emblée l’hypothèse d’une maladie rare, sans avoir écarté les maladies les plus prévalentes.
La première caractéristique d’une maladie rare, c’est d’être rare. Il faut savoir ne pas évoquer trop vite une maladie rare, mais ne pas écarter non plus une hypothétique maladie rare au prétexte qu’elle est rare…
Biais de la probabilité inversée
Ce biais nous fait revenir au théorème de Bayes ! Les messages de prévention contre le tabagisme dénoncent le fait que le tabagisme est responsable de 90 % des cancers du poumon : « fumer provoque 9 cancers du poumon sur 10 ». Cela signifie que sur 10 personnes ayant un cancer du poumon, 9 étaient fumeurs (probabilité P[Fumeur/Cancer] = 0,9). Mais la question, du point de vue d’un potentiel fumeur, c’est de savoir quelle est la probabilité de faire un cancer si l’on fume (probabilité P[Cancer/Fumeur]). Cette probabilité a été évaluée sur une cohorte de 53 202 fumeurs entre 55 et 74 ans, en comparant un groupe ayant fumé au moins 30 paquets-années, à un autre groupe ayant arrêté de fumer depuis au moins 15 ans. Le risque de cancer du poumon, chez les fumeurs persistants, est de 3,6 % (probabilité P[Cancer/Fumeur] = 0,036) ! En soulignant le fait que 9 cancers du poumon sur 10 sont liés au tabac, les fumeurs entendent qu’ils ont 90 % de risque de faire un cancer du poumon.
Nous pouvons appliquer la même notion de biais de probabilité inversée à l’influence du phénotype HLA-B27 sur le diagnostic de spondylarthrite. Une patiente est adressée par son médecin traitant pour une poly-enthésopathie. La recherche du phénotype HLA-B27 s’est révélée positive. La patiente vous est adressée pour confirmation du diagnostic de spondylarthrite. On sait que B27 est fortement associé au risque de développer une spondylarthrite, puisqu’on le retrouve chez environ 80 % des spondylarthrites (probabilité P[B27/SpA]). Mais, si l’on veut utiliser la présence d’HLA-B27 comme critère important du diagnostic (notamment dans les cas où la symptomatologie clinique n’est pas très évocatrice), il faut se poser la question inverse : quelle est la probabilité de développer une spondylarthrite lorsque l’on est porteur du phénotype HLA-B27 (probabilité P[SpA/B27]). Cette probabilité est inférieure à 2 % (probabilité P[SpA/B27] = 0,0185) ! Donc, si le diagnostic est simplement retenu sur la présence de B27, on se trompe 98 fois/100 (Fig. 13).
Figure 13 – Biais de probabilité inversée : exemple de la valeur diagnostique de B27.
Biais de groupe
Ce biais traduit la tendance naturelle à se rallier à la position commune du groupe, considérant que « tout le monde ne peut pas se tromper ».
Ce biais de groupe s’exerce notamment dans les staffs, les réunions de concertation pluridisciplinaires…
Biais de soumission à l’autorité
Le biais de soumission à l’autorité est parfaitement illustré par l’expérience de Stanley Milgram (38), popularisée par le film d’Henri Verneuil « I comme Icare ». Cette expérience avait pour objectif d’étudier le comportement humain face à l’autorité et la soumission à l’autorité. Dans cette expérience, le sujet était l’exécutant de l’expérience. Il devait poser des questions à un “élève” (en réalité un acteur) qui était attaché sur une chaise, des électrodes placées sur ses poignets. Le sujet était placé sous l’autorité d’un professeur d’université dirigeant l’expérience censée évaluer l’amélioration des performances de mémorisation d’associations de noms et d’adjectifs par la crainte de recevoir une décharge électrique. La liste de mots était présentée dans un premier temps à l’élève ; puis, sous l’autorité du professeur, le sujet lisait un mot, et demandait à l’élève de donner l’adjectif associé. En cas d’erreur, le professeur demandait au sujet de pousser une manette envoyant une décharge électrique à l’élève. Chaque nouvelle erreur déclenchait une décharge d’intensité plus élevée. L’élève-acteur mimait alors une réaction plus vive à la douleur (Fig. 14). L’objectif était de voir quand le sujet se rebellerait face à une autorité lui demandant d’infliger des douleurs de plus en plus violentes à un pauvre élève qui ne lui avait rien fait… Milgram a ainsi montré que 65 % des sujets testés ont accepté d’administrer des voltages potentiellement mortels ! Cette expérience, conduite quelques années seulement après la Seconde Guerre mondiale et 2 ans après le procès d’Eichmann, fit énormément de bruit…
Figure 14 – Biais de soumission à l’autorité : l’expérience de Milgram.
Sans faire de parallèle abusif, il est clair que l’avis du patron, ou de la “grande gueule” dans une réunion de concertation pluridisciplinaire a plus de chance d’emporter l’adhésion générale.
Biais d’attribution causale
Les soignants peuvent parfois attribuer la douleur à un comportement jugé irresponsable, ce qui peut les conduire à un effrondement empathique. Un drame récent illustre parfaitement ce biais d’attribution : un jeune homme de 25 ans, porteur de dreadlocks, se rend aux urgences pour de violentes douleurs abdominales. Sa tenue et sa coiffure conduisent le médecin à évoquer la prise de cannabis ou d’autres stupéfiants, ce qui le rendrait responsable de son état. Le patient est laissé sur un brancard, malgré ses plaintes… Il décèdera 10 heures plus tard d’une septicémie à point de départ digestif.
Biais affectif
Ce biais consiste à ne pas vouloir envisager une hypothèse diagnostique péjorative ou prescrire un examen potentiellement douloureux chez une personne pour qui l’on a de l’affection, ou à l’inverse à négliger une partie de l’examen clinique ou du raisonnement clinique chez un patient désagréable.
Effet tunnel
Ce phénomène est bien connu en aéronautique sous le nom de “fascination par la cible”. L’attention du médecin est tellement focalisée sur un objectif (lors de la réalisation d’un geste technique par exemple), qu’il ne voit pas des signaux d’alerte qui devraient l’amener à modifier son approche avant que ne survienne une complication. La pression du résultat, le stress induit par les échecs successifs et les alarmes ne font que renforcer cette fixation.
Les facteurs qui prédisposent à ces biais cognitifs et aux erreurs de raisonnement
Les capacités individuelles de mémorisation face à l’inflation des connaissances médicales, le manque de temps, la fatigue après une longue journée de travail ou une nuit de garde, le stress, la faim ou la maladie sont autant de circonstances qui favorisent l’utilisation du système 1 sur le système 2 de la pensée et qui augmentent les risques de biais cognitifs.
De nouveaux facteurs sont en train d’apparaître, tels que l’intelligence artificielle. Si l’on utilise ChatGPT comme outil diagnostique, il faudra conserver à l’esprit que l’on estime le taux d’erreur de Chat-GPT à environ 40 %… (39). Ces outils numériques sont également source de biais, notamment le biais de la chambre d’écho : l’internaute ne consulte volontairement que les sources qui sont en accord avec son point de vue ; les algorithmes de contenus personnalisés renvoient insidieusement vers des contenus qui lui correspondent (bulle de filtrage), ce qui aboutit à une surexposition à l’information qui va dans un même sens.
Conclusion
Durant des siècles, nos philosophes (Descartes, Kant, Pascal…) ont opposé l’émotion à la raison… Si l’on suit la théorie darwinienne, émotion et raisonnement sont le produit de la sélection des espèces, et si le processus de sélection a conservé et développé ces deux propriétés de notre cerveau, c’est qu’elles lui sont également utiles. Les émotions comme la raison nous guident dans toutes nos prises de décision (40).
Mais nous venons de voir que l’émotion comme la raison peuvent être l’objet de nombreux biais :
• les biais émotionnels correspondent aux distorsions émotionnelles qui influencent la manière dont nous ressentons et exprimons de la compréhension envers les émotions et les expériences des autres ;
• les biais cognitifs sont des distorsions dans le traitement de l’information, des déviations systématiques de la pensée qui peuvent conduire à des jugements inexacts et à des prises de décision irrationnelles.
Il est important de noter que biais émotionnels et cognitifs peuvent être intriqués : le biais d’empathie en l’absence d’explication de cause organique est associé à la difficulté d’accepter l’échec d’une démarche cognitive pour parvenir à un diagnostic ; le biais d’attribution, qui pousse à considérer que le malade est fautif, est également la conséquence d’un biais émotionnel de non identification au patient.
Ces biais ont des incidences sur notre pratique médicale et peuvent conduire à des erreurs aux conséquences plus ou moins lourdes.
Pouvons-nous nous prémunir de ces biais ?
Il faut d’abord intégrer que les biais sont inévitables (pensez aux illusions d’optique). Mais on peut noter qu’ils ont un caractère systématique, donc prévisible. Les biais émotionnels et empathiques surviennent préférentiellement vis-à-vis de patients différents de nous, auxquels nous avons plus de mal à nous identifier. Les biais cognitifs nous orientent systématiquement vers la facilité, la confirmation, ce qui flatte l’ego…
La meilleure attitude pour limiter leurs effets négatifs est celle du doute :
• rechercher la contradiction ;
• discuter les incertitudes, les alternatives ;
• exposer les arguments qui justifient votre décision ;
• noter l’attitude à venir en fonction des résultats ;
• discuter des dossiers complexes avec des collègues, pour favoriser la contradiction.
Enfin, il faut garder à l’esprit les facteurs favorisant l’expression de ces biais : le manque de temps, la fatigue, les fins de consultation tardives, les longues journées de travail, les nuits de garde, le stress, la faim, le manque de sommeil, les difficultés personnelles, la maladie…
Dans ces situations, il peut s’avérer prudent de remettre une décision importante à plus tard…
L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêt en rapport avec ce dossier.
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